La Part maudite, Georges Bataille

observer, deviner, pratiquer

GENÈSE
au cours des séances
depuis le début


STYLE
à table

carnets de bord
> carnets d'annick


REPÈRES
à lire
constellation

entre nous
> jean oury

> jean-luc godard

> jean-marie straub

> georges didi-huberman

> p. j. laffitte/o. apprill


TERRAINS

TECHNÈ

PLUMES

DANS L'INSTANT

CONFIDENCES

LE COIN DES AMIS

LE COIN D'ANNICK B.
filmographie

CONTACT

RETOUR ACCUEIL


LES WIKI D'OLC
le livre impossible

[retour à la page à table : Économie générale/Économie restreinte]

Première partie
Introduction théorique


I. Le Sens de l'Économie générale

1. La dépendance de l'économie par rapport au parcours de l'énergie sur le globe terrestre.

En partant d'un exemple simple tiré de la vie quotidienne (changer la roue d'une voiture), Bataille va construire, comme par paliers, son argumentation pour arriver à poser les questions qui l'intéressent :

« N'y a-t-il pas dans l'ensemble du développement industriel, des conflits sociaux et des guerres planétaires, dans l'œuvre globale des hommes en un mot, des causes et des effets qui n'apparaîtront qu'à la condition d'étudier les données générales de l'économie ? pourrons-nous nous rendre les maîtres d'une œuvre si dangereuse (et que nous ne pourrions abandonner en aucun cas) sans en avoir saisi les conséquences générales ? ne devons-nous pas si nous développons incessamment les forces économiques poser les problèmes généraux liés au mouvement de l'énergie sur le globe ? »

La science ne procède jamais autrement, mais il y a tout de même une différence entre la physique et l'économie.

Les questions posées « permettent d'entrevoir, aussi bien que le sens théorique, la portée pratique des principes qu'elles introduisent. »


2. De la nécessité de perdre sans profit l'excédent d'énergie qui ne peut servir à la croissance du système.

Comment Bataille décrit-il cette dépendance mentionnée plus haut?

L'économie c'est-à-dire la « production et usage des richesses » est entendue comme « un aspect particulier de l'activité terrestre » elle-même « envisagée comme un phénomène cosmique ».

Il y a donc l'énergie de l'univers. Cela produit à la surface du globe des mouvements rendant possible l'activité humaine considérée comme leur mise en œuvre selon certaines fins. Mais,

« Mais ce mouvement a une figure et des lois en principe ignorées de ceux qui les utilisent et en dépendent. Ainsi la question se pose-t-elle : la détermination générale de l'énergie parcourant le domaine de la vie est-elle altérée par l'activité de l'homme ? ou celle-ci, au contraire, n'est-elle pas faussée dans l'intention qu'elle se donne, par une détermination qu'elle ignore, néglige, et ne peut changer »

Cette méconnaissance fait « errer gravement » l'homme qui limite l'emploi des forces puisées dans ces ressources matérielles à la résolution de ses difficultés immédiates en ignorant que celles-ci ont une autre fin qui est « l'accomplissement inutile et infini de l'univers ». Dans une note Bataille précise que le terme accomplissement « désigne ce qui s'accomplit » et Infini « s'oppose en même temps à la détermination limitée et à la fin assignée ».

L'homme réalise donc ses propres fins à partir d'un mouvement qui les dépasse, ce qui va mettre à mal sa « prétention » à la « lucidité ». Il y a certainement moyen de concilier ces fins et ce mouvement, mais :

« Encore devons-nous pour les concilier ne plus ignorer l'un des termes d'un accord, faute duquel nous œuvres tournent rapidement la catastrophe. »

L'organisme vivant « reçoit donc plus d'énergie qu'il n'est nécessaire au maintien de la vie ». Cet excédent,

« Il faut nécessairement le perdre sans profit, le dépenser, volontiers ou non, glorieusement ou sinon de façon catastrophique »

3. La pauvreté des organismes ou des ensembles limités et l'excès de richesse de la nature vivante.

« Affirmer qu'il est nécessaire de dissiper en fumée une part importante de l'énergie produite est aller à rebours des jugements qui fondent une économie raisonnable. »

C'est l'exemple du café jeté à la mer (en cas de surproduction et de baisse des prix je suppose) que Bataille va utiliser pour nous faire imaginer sa pensée.
Même des cas de destruction de richesses comme celui-ci qui ne peuvent pas être considérés comme des actions désirables mais plutôt malheureuses et signe d'impuissance sont inévitables :

« C'est néanmoins le type de l'opération sans laquelle il n'est pas d'issue »

Pour que la « totalité » de la richesse produite soit employée à des fins productives, il faudrait que l'organisme vivant qu'est « l'humanité économique » puisse être en mesure d'absorber toutes les forces de cette richesse — « accroître ses équipements », dit Bataille, et « Ce n'est pas entièrement, ni toujours, ni indéfiniment possible. »

Il y a forcément excédent, et cet excédent doit être « dissipé par le moyen d'opérations déficitaires » pour « accomplir le mouvement qui anime l'énergie terrestre » et auquel nous participons.

Mais c'est le contraire qui se passe d'habitude car l'économie n'est jamais envisagée « en général ». On la considère à partir d'éléments relevant du particulier, de systèmes particuliers :

« L'activité économique, envisagée comme un ensemble, est conçue sur le mode de l'opération particulière, dont la fin est limitée. »

On part de « l'homme économique » (système particulier), dont la fin est limitée, pour envisager l'économie dans son ensemble. On généralise à partir d'une situation isolée. Mais l'homme ne se réduit pas à l'homme économique : on a vu qu'il participait au mouvement de l'énergie à la surface du globe :

Cette façon de penser « ne prend pas en considération un jeu de l'énergie qu'aucune fin particulière ne limite : le jeu de la matière vivante en général, prise dans le mouvement de la lumière dont elle est l'effet », où il y a toujours excès, où « la question est toujours posée en terme de luxe », où le choix se limite au « mode de dilapidation ».

«Mais l'homme n'est pas seulement l'être séparé qui dispute sa part de ressources au monde vivant ou aux autres hommes. Le mouvement général d'exsudation (de dilapidation) de la matière vivante l'anime, et il ne saurait l'arrêter. » Et même, au sommet de la matière vivante, cela le voue « de façon privilégiée, à l'opération glorieuse, à la consommation inutile. »

« Éternel nécessiteux », l'homme nie cette condition, mais cela ne change rien au « mouvement global de l'énergie ».

4. La guerre envisagée comme une dépense catastrophique de l'énergie excédante.

La Part maudite est publié en 1949. Le Plan Marshall, aide financière et économique américaine à l'Europe a été lancé en 1947. Une actualité fortement présente dans ce passage.

« Le sol où nous vivons n'est quoi qu'il en soit qu'un champ de destructions multipliées. »

Par effet de notre ignorance, nous subissons alors que nous pourrions « opérer » si nous savions. Mais surtout :

« Elle livre surtout les hommes et leurs œuvres à des destructions catastrophiques. Car si nous n'avons pas la force de détruire nous-mêmes l'énergie en surcroît, elle ne peut être utilisée ; et, comme un animal intact qu'on ne peut dresser, c'est elle qui nous détruit, c'est nous-mêmes qui faisons les frais de l'explosion inévitable. »

Les sociétés ont toujours pressenti ce danger et ont cherché « au plus obscur de la conscience » à évacuer ces « excès de forces vives » : par les fêtes, les monuments sans utilité, et aujourd'hui, par la multiplication des « services », le secteur tertiaire qui comprend aussi le travail des artistes. Mais ces « dérivatifs » ont toujours été insuffisants, d'où les destructions désastreuses par les conflits armés.
L'essor industriel au XIXe siècle a plus ou moins freiné l'activité guerrière. À son tour il a généré un excédent provoquant les deux guerres mondiales.

Si nous voulons éviter une autre guerre il faut absolument trouver les moyens pour dilapider cette production excédante « soit dans l'extension rationnelle d'une croissance industrielle malaisée, soit dans des œuvres improductives, dissipatrices d'une énergie qui ne peut être accumulée d'aucune façon. »

« Passer des perspectives de l'économie restreinte à cellles de l'économie générale réalise en vérité un changement copernicien : la mise à l'envers de la pensée — et de la morale. Dès l'abord, si une partie des richesses, évaluable en gros, est vouée à la perte, ou, sans profit possible, à l'usage improductif, il y a lieu, il est même inéluctable de céder ces marchandises sans contrepartie. »

« Le développement industriel de l'ensemble du monde demande aux Américains de saisir lucidement la nécessité, pour une économie comme la leur, d'avoir une marge d'opérations sans profit. »

Ce passage se termine par un avertissement sinistre :

« Malheur à qui jusqu'au bout voudrait ordonner le mouvement qui l'excède avec l'esprit borné du mécanicien qui change une roue. »

Impossible d'ignorer les lois du mouvement de l'énergie cosmique, dont nous dépendons et que nous exprimons. Faut-il comprendre que nous sommes une des formes par lesquelles se manifeste cette énergie ? Cf. dans La notion de dépense, p. 44 : « Les hommes se trouvent constamment engagés dans des processus de dépense. La variation des formes n'entraînent aucune altération des caractères fondamentaux dont le principe est la perte. »


[retour]

 

Ouvrir le cinéma

   
s