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Le sentir [contexte 1] [contexte 2]

Henri Maldiney, Art et existence, Klincksieck, 1985, p. 24.

« Le réel est “ce à quoi nous avons ouverture”, en cet étrange lieu désigné par le y du “il y a”. La révélation originaire du “il y a” se produit dans le sentir. Sa tonalité pathique peut être de confiance ou d’angoisse, selon que l’événement qui nous arrive, et à même lequel nous nous advenons, est don offert ou violence faite. Ainsi en va-t-il de ces “sensations confuses que nous apportons en naissant*”. Cette co-naissance au monde n’est pas d’ordre informatique. L’expression qu’en cherche Cézanne n’est pas une représentation réglée par un code. Elle requiert, au contraire, l’abolition du code sous-jacent au dessin. Code et sentir sont antinomiques.

La libération de la couleur peut déchaîner des forces enfouies depuis le commencement du monde. Ces sensations colorées auxquelles Cézanne revient toujours comme à l’origine ne sont pas aisément disponibles et contrôlables. »

*Cézanne, Correspondance, (John Rewald éditeur), Paris, Grasset, p. 227.

Jacques Schotte, « Questions approfondies de psychologie clinique : La nosographie psychiatrique comme patho-analyse de notre condition. »Chapitre IV, Nosographie psychiatrique et mouvement de l'existence, de leurs bases "contactuelles" à leurs origines "personnelles" (cours 1977-1978) ».
Disponible en pdf à partir du site du Centre d'études pathoanalytiques. [Ouvrez !]
Édité sous le titre Nosographie, in « La boîte à outils », hors-série de la revue Institutions, 2011, p. 85, 89, 90-92.


« L'humeur et la dimension esthétique de l'existence humaine»

« […] Cette phénoménologie du sentir, nous en tracerons les linéaments tels qu'ils se dégagent dans l'article de Maldiney sur la phénoménologie du sensible et du sentir dans l'œuvre d'Erwin Straus. Il y montre comment l'esthétique, au sens de l'art, appelle un type de phénoménologie qu'on ne trouve ni chez Scheler, ni chez Husserl, et seulement de façon ambiguë chez Heidegger. Aussi s'agit-il de transformer l'idée même de la phénoménologie qu'on peut dégager de l'œuvre de ces maîtres pour lui faire prendre une autre allure, qui l'approprie davantage à son objet. Or, dans la voie de cette réélaboration, l'apport de E. Straus apparaît capital, dans son ouvrage majeur Du Sens des sens comme dans quelques textes à propos du sensoriel : “Les formes du spatial”, “L'analyse du mouvement” où il établit la différence entre l'espace de la danse et de la marche. Véritable analyste de la vie sensible, Straus s'efforce de produire une psychologie du sentir, qu'il distingue radicalement du percevoir, à l'encontre des positions classiques de la psychologie positive. Cette dernière en effet selon la démarche courante qui consiste à reconstituer le complexe au départ d'éléments simples, fait en quelque sorte des sensations des atomes qui se combinent diversement en perceptions, méconnaissant par là le statut véritable du sensible au profit de la perception où existe une relation intentionnelle et oppositionnelle à l'objet perçu.

Or, pour Straus, le type de rapport au monde qui s'instaure et se développe dans le sentir est tout autre : il est primordial ou basal, par rapport à la zone où se dégagent et s'opposent un sujet et un objet. Il est donc capital, pour une juste conception du sensible ou du sentir, de se détacher de l'habitude de penser qui conduit à envisager tout rapport au monde sous les seules modalités de l' opposition sujet-objet.

Car d'autres structures de rapport que celle de ce face-à-face sont précisément en jeu dans le sentir. Il y marque avant tout l'unité profonde de la réceptivité et de l'activité, du sentir et du se mouvoir que souligne aussi, dans Le cercle de la forme, Weizsäcker : il n'y a pas là structure objectivante et rapport entre sujet et objet.
Cette thèse de Straus, Maldiney la reprend en vue de la compréhension du monde de l'art. […]

Dans la première partie, consacrée à l'esthétique comme telle, de son article “Le dévoilement de la dimension esthétique dans la phénoménologie d'E. Straus”, notre auteur fait le constat du manque des moyens suffisants que rencontre toute tentative pour constituer une véritable esthétique contemporaine. Ni les principes fournis par les philosophes classiques de l'art (de Kant à Schopenhauer), ni les élaborations contemporaines dans le domaine, marquées par la prévalence des concepts linguistiques, ni même la phénoménologie husserlienne dont le modèle est la perception n'apparaissent en mesure de fournir des références sûres. Où donc trouver un départ essentiel ? Chez Straus, répond Maldiney, où est évoquée une dimension communicative déjà signifiante, préalable à toute objectivation.

La matière dont est fait ce qu'appréhende le sentir n'est pas le “sensoriel”, mais les data sensuels, en ce que le sensuel est plus proche de ce rapport communicatif primordial, où notre présence au monde est antérieure à toute représentation et par là même à toute séparation des registres du “propre” et de l'extérieur. Cette présence est ce dans et à travers quoi se donne le ton de notre être au monde. “To be in tune”, être en résonance d'un certain ton comme dit la langue anglaise. Quelque chose donne le ton à notre Umwelt, à notre milieu, qui est à la fois ce dans quoi nous sommes et baignons et ce qui nous est le plus propre, où par conséquent, il n'y a pas de séparation objectivante d'un intérieur et d'un extérieur. Il y a et nous y sommes, nous sommes là, présents (Dasein), avant toute référence à un objet perçu. En tant que percevant, nous rapportons telle couleur — le bleu, par exemple — à tel objet. Mais le bleu du ciel ne renvoie comme tel à aucun objet.

La couleur a une dimension primordiale antérieure au renvoi à un objet d'expérience percevante. Il s'y agit d'une mise en relation ou mieux, en accord (au sens musical) avec les phénomènes tels qu'il apparaissent sur un mode pathique : registre de la réceptivité primordiale qui s'oppose au gnostique. Ce qui nous est révélé n'est pas un quoi mais un comment, un certain ton de notre présence aux choses.

Dans la suite de son texte, Maldiney définit encore cette zone du sentir selon son aspect temporel et spatial. Quant à la temporalité, ce qui la caractérise c'est tout le contraire du temps orienté selon un axe sur lequel peuvent se représenter le passé, le présent et l'avenir : il n'y a ni orientation vers un avenir séparé du présent, ni rétrospection sur un passé séparé du présent. Nous avons affaire à la durée d'un présent non séparable du passé et de l'avenir, où se trouve le lieu temporel du rythme. Le temps y atteint une plénitude. Semblablement, le temps de la danse s'avère tout différent du temps de la marche où s'opère une orientation vers un temps à atteindre. La marche se construit un présent mobile sur une ligne allant du temps de son propre passé vers l'avenir. Au contraire, la danse actualise une sorte de respiration spatio-temporelle qui fait vivre le milieu où elle passe dans un temps présentiel. […]

Enfin, une dernière indication mérite encore notre mention pour achever de mettre en place cette esquisse d'une phénoménologie du sentir. Elle a trait à la distinction introduite par Straus entre l'espace du paysage et l'espace géographique. Si l'espace géographique est un espace totalisé sous un regard objectivant, s'il concerne un système de points entre lesquels s'établit une relation orientée qui peut se parcourir dans les deux sens, l'espace du paysage, pour sa part, se définit comme “ce lieu sans lieux de l'être-perdu”.
Il est un milieu où je me perds si j'existe vraiment au paysage et où je me trouve, au sens où j'y suis situé et m'y situe. Si je suis au paysage, je vis en concordance avec lui. Il est donc à l'espace géographique ce que la communication primordiale du sentir est au percevoir. Il est le lieu de tout ce qui m'enveloppe et où je suis à tout instant ce qui m'enveloppe. S'y joue une curieuse dialectique entre le proche et le lointain, puisque je puis y être très proche de ce qui m'est le plus éloigné, au point qu'il me devienne intérieur. […] Ainsi le surgissement d'une arête rocheuse entre les nuages peut renvoyer à une distance énorme du point de vue de la spatialité objectivée, mais sembler tout proche à qui le sent “esthétiquement”. »

Erwin Straus, Du Sens des sens. Contribution à l'étude des fondements de la psychologie (1935), éditions Jérôme Millon, 2000, p. 376, 378-383.

« Comme toute connaissance, la perception requiert un medium objectif général. Le monde de la perception est un monde de choses avec des propriétés fixes et changeantes dans un espace et un temps objectif et universel.

Cet espace n’est pas donné originellement. L’espace du monde de la sensation est plutôt à celui du monde de la perception comme le paysage est à la géographie. Une telle comparaison ne rend pas tout de suite la compréhension plus facile ; elle demande elle-même un commentaire, en particulier parce que nous sommes enclins, sous l’influence de la peinture, à penser le paysage comme quelque chose qui est déjà représenté.[…]

Si on se rappelle le danger qu’il y avait à mal comprendre l’expression en l’envisageant comme quelque chose qui est déjà objectivé, notre comparaison est passablement valable : l’espace du sentir est à l’espace de la perception comme le paysage est à la géographie. L’espace de la perception est un espace géographique. La structure de l’espace géographique n’est d’aucune manière identique à l’espace physique. Il n’est pas nécessaire de nous référer en détail au concept de l’espace non apparent défini par la physique moderne. Mais l’espace géographique a néanmoins des affinités avec l’espace physique, lequel indique précisément que l’espace géographique est l’espace du monde humain de la perception, car dans notre vie quotidienne nous vivons entre la pure physique et le pur paysage.

L’horizon
Dans le paysage nous sommes entourés d’un horizon ; aussi loin que nous allions, l’horizon se déplace toujours avec nous. L’espace géographique n’a pas d’horizon. Lorsque nous cherchons à nous orienter quelque part, lorsque nous demandons notre chemin à quelqu’un ou même lorsque nous utilisons une carte nous établissons notre Ici comme un lieu dans un espace sans horizon.

Dans le paysage nous ne parvenons jamais qu’à nous déplacer d’un endroit à un autre et chaque endroit est déterminé uniquement par son rapport aux lieux adjacents à l’intérieur du cercle de la visibilité. Nous quittons une partie de l’espace pour atteindre une autre partie de l’espace, le lieu où nous nous trouvons n’embrasse jamais la totalité. Mais l’espace géographique est un espace fermé et, en tant que tel, il est transparent dans toute sa structure. Chaque lieu dans cet espace est déterminé par sa situation dans l’ensemble, et finalement par sa relation au point zéro de cet espace découpé selon un système de coordonnées. L’espace géographique est systématisé.

La peinture de paysages
Dans le paysage, je suis quelque part. […] La peinture du paysage ne représente pas ce que nous voyons, en particulier ce que nous remarquons en considérant un lieu donné — le paradoxe est inévitable — elle rend l’invisible visible mais comme chose dérobée, éloignée. Les grands paysages ont tous un caractère visionnaire. […]

Le paysage est invisible parce que plus nous le conquérons, plus nous nous perdons en lui. Pour arriver au paysage, nous devons sacrifier autant que possible toute détermination temporelle, spatiale, objective ; mais cet abandon n’atteint pas seulement l’objectif, il nous affecte nous-mêmes dans la même mesure. Dans le paysage, nous cessons d’être historiques, c’est-à-dire des êtres eux-mêmes objectivables. Nous n’avons pas de mémoire pour le paysage, nous n’en avons pas non plus pour nous dans le paysage. Nous rêvons en plein jour et les yeux ouverts. Nous sommes dérobés au monde objectif mais aussi à nous-mêmes. C’est le sentir. La conscience vigile de soi a une orientation diamétralement opposée et définit la perception.
[…]
« Avec quelle douceur le clair de lune dort sur ce talus. Allons nous y asseoir et que les sons de la musique glissent jusqu’à nos oreilles. Le calme silence et la nuit conviennent aux accents de la douce harmonie. »
Shakespeare, Le Marchand de Venise, acte V, scène I (trad. Pierre Messaien)
[…]
La nuit est douce et suave pour celui qui est pris par elle ; terrible, angoissante, spectrale pour celui qui lui résiste, veut la voir et la comprendre. Les fantômes sont des messagers du paysage dans l’espace géographique. »

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