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[Enseigner avec le cinéma. Rencontre avec la pédagogie institutionnelle]

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I-2. La familiarité avec son propre regard

Tout comme je risque d’être aveuglée par familiarité devant mes lectures favorites, chacun vit un autre risque : celui de considérer comme évident, naturel, sa manière de porter son regard sur les choses qui l’entourent, qu’il rencontre. Tout au long de notre vie, et fort heureusement, nous intégrons les normes et les codes qui fondent et transforment nos traditions culturelles. Mais cette familiarité, comme toute bonne chose, a son revers, celui, notamment, de nous faire résister à ce qui s’écarte trop de ces codes que nous partageons et qui nous font exister socialement.

Ainsi, on voit bien, que très jeunes, les enfants ont déjà intégré certains codes majoritaires du genre majoritaire qu’est le cinéma de fiction. Un film sans musique, n’est pas un film ; une fin “ouverte” n’est pas une fin, etc.… J’avais d’ailleurs fait, il y a quelques années une enquête de terrain à ce sujet. J’ai présenté à des classes de CM1/CM2, un film réalisé par des enfants de leur âge, La Ville noire, et j’ai enregistré le travail de parole, que l'on peut consulter sur le site :

« Nous, spectateurs de La Ville noire »

La pire des choses, on le sait, est d’aborder frontalement les résistances, de quelque ordre qu’elles soient. Notre relation à l’image et la formation de notre regard n’y échappent pas. Dans mes pratiques pédagogiques autour de l’image et de la cinématographie, j’essaie donc, toujours, de déplacer les angles de vue, les angles d’approche pour esquiver ces résistances : ainsi se manifestera un regard neuf, plus facilement prêt pour d’autres rencontres.

La pensée de l'écran

Cette fois-ci, pour « Au commencement était l’image », je suis partie d’un angle qui peut sembler paradoxal, et même dangereux, au premier abord : je suis partie de l’écriture.

Il se trouve qu’un jour, je me suis trouvée devant ces lignes :

« Il en va tout à fait différemment lorsque l’on envisage l’image dans sa totalité en y distinguant deux composantes — des figures et un support —, et lorsque, loin de considérer les premières comme seules décisives, on s’attache d’abord au second. Il apparaît alors que l’écriture est née de l’image dans la mesure où elle-même était née auparavant de la découverte — c’est-à-dire de l’invention — de la surface : elle est le produit direct de la pensée de l’écran. Cette pensée est aussi essentielle à l’aventure humaine que l’ont été celles de la parole et de l’outil. C’est elle qui a créé la géométrie comme elle a créé l’image. Elle procède par interrogation visuelle d’une surface afin d’en déduire les relations existant entre les traces qu’on y observe et, éventuellement, leur système. »

Anne-Marie Christin, L'Image écrite ou la déraison graphique, Flammarion, 1995, 2001, p. 6.

D’après ce texte, la notion d’écran devient une donnée fondamentale, quasiment anthropologique.

Anne-Marie Christin, qui dirige le Centre de recherches sur l’image et l’écriture à l’université de Paris VII, pense qu’on a trop privilégié la relation écriture-parole. Elle propose la thèse suivante :

En Mésopotamie ou en Chine, il y a quelques milliers d’années, les hommes ont commencé par observer le ciel étoilé (des mythes en témoignent) pour comprendre ce qu’ils pensaient être un message venu de l’au-delà, venu des dieux.

Le ciel a été le premier support, le premier écran, frontière et passage tout à la fois, qui séparait l’Humanité de cet au-delà invisible, mais en même temps lui permettait de communiquer avec lui.
L’homme a donc été, selon Anne-Marie Christin, lecteur-voyant avant d’être locuteur.

Sous l’influence de notre système alphabétique (hérité des Grecs et des Romains), notre culture a privilégié la part phonologique de l’écriture (une lettre/un son) au détriment de sa part visuelle (ce qui se « donne à voir » à partir d’un support). L’image a fini par devenir, sur le modèle de la lettre, simple arrangement de figures, le support (et donc l’espace entre les figures) ayant perdu toute fonction.

Comme toute thèse, elle est contestable, critiquable. En tout cas, elle est stimulante. Elle va peut-être nous aider à aborder des notions très courantes et pourtant pas forcément évidentes du fait de leur histoire et de leur polysémie. Commencer à repérer ce qui, par exemple, dans le concept de « représentation », relève de la présence, de l’aspect, et ce qui relève de la signification, de la « lecture » de ce qui se « donne à voir ».

Je suis donc partie de là : l’image, c’est, non pas des figures sur un fond, mais des figures et un « support-espace-surface ». Le travail en classe se déplacera depuis le ciel étoilé, vers les hiéroglyphes égyptiens, les idéogrammes chinois, l’écran de cinéma, le moniteur de la télévision ou de l’ordinateur.

Il est bien évident que cette approche ne va pas totaliser le savoir sur l’image et le cinématographique. Il s’agit à présent d’évaluer quelle peut être son efficacité.

« Mon idée, dont j'ai parlé à l'époque avec Langlois, c'est que Lumière a d'abord pensé à projeter des images, puis à les enregistrer. C'est dans ce mouvement que le cinéma a été inventé. Cela part de la projection et de la peinture. »
Jean-Luc Godard, Art press, décembre 1980.

« La fin, c'est l'écran qui n'est qu'une surface. »
Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, Gallimard, 1975. [retour]

Dans un travail futur, j’essaierai de questionner l’écart entre spectateur et voyant.

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